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1378On peut désormais parler, de plus en plus assurément, d’une deuxième “affaire ben Laden”. La première était celle de sa mort, de son assassinat. La seconde, c’est le reste, c’est l’“affaire ben Laden à Washington, D.C.”. Les spéculations à cet égard sont considérables, nombreuses et dans tous les azimuts. On voit par ailleurs, dans Ouverture libre ce 9 mai 2011, l’interprétation de Paul Craig Roberts.
Une interprétation, proche de celle de Roberts, nous semble particulièrement argumentée. Elle donne à la CIA un rôle central, qui est largement confirmé du point de vue fondamental de la communication par le fait que son directeur, Leon Panetta, avait déjà donné, au 6 mai 2011, deux longues interviews (et non pas une simple consultation d’une ou deux questions) sur l’intervention contre ben Laden, tandis que le secrétaire à la défense Robert Gates, de qui dépend également d’une façon directe cette affaire, restait extrêmement silencieux. (Par les matériels employés, les forces impliquées, la planification, etc., l’intervention contre ben Laden est une opération militaire dépendant directement et hiérarchiquement de Central Command, et du Pentagone par conséquent.) Mais, objectera-t-on, Gates est nécessairement en perte de crédits, et donc peu incliné à des interventions de communication, puisqu’il quitte son poste dans quelques semaines… Or, qui le remplace ? Panetta, l’actuel directeur de la CIA.
Il y a, sur Aljazeera.net, ce 6 mai 2011, un texte intéressant de Danny Schechter, éditeur de Mediachannel.org et auteur de When News Lies: Media Complicity and the Iraq War. Si Schechter aborde la question du point de vue du comportement des médias, il n’en fait pas moins une place considérable à la “politique de la CIA” dans cette affaire.
Le développement est intéressant, d’un point de vue “objectif” également, parce que Schechter ne s’attache pas à démonter les idées, buts et objectifs de la CIA, mais qu’il s’attache à la CIA seulement sur le point de la façon dont la CIA a manipulé l’information (Schechter est un spécialiste des médias et de la manipulation des médias). Par conséquent, les informations et analyses qu’il nous donne n’ont pas pour but de nous démonter un montage de la CIA pour sa propre position, c’est-à-dire sans les outrances de raisonnement pour faire accepter tel ou tel développement ; on dirait qu’il s’attache aux modalités de l’action de la CIA (manipulation des médias), sans spéculer sur les buts ; le résultat est d’autant plus à considérer, qu’il renforce sans intention de démonstration la thèse en question.
«The CIA wanted a more controlled high profile and dramatic intervention for public consumption, for what, in the end, was a marketing campaign – marketing the centrality of the agency's role in a war whose main audience is not on the battlefield, but in the homeland. They needed a heroic narrative to revive support for a war they have been losing, and a scalp to sell to a conflict-weary and disillusioned population. It is no surprise that the Seals labelled OBL “Geronimo”, reviving memories of fighting guerrilla-style Indian wars. Muslim renegades are apparently our new “savages”. […]
»They could have captured him, but that would lead to the hassle of putting him on trial. Besides, what if he revealed his long connection with the CIA and US officials? Can't have that. So the kill order was given, along with a quick disposal of the body, mafia-style (as in “Sleeping with the fishes”). […]
»…First of all, this operation reflected the reorganisation of the national security state with the CIA taking over from the soldiers. This operation was Leon Panetta's last hurrah as Spook-in-Chief before he uses his covert ops portfolio to take over the Pentagon.
»Second, that most hyped soldier's soldier, Generalissimo David Petraeus, who has failed to end the insurgency in Afghanistan (and who is now warring on Pakistan) is being moved into Panetta's job. A Navy Seal Commander has now been promoted to the Central Command.
»The bottom line: public accountability and open disclosure has become a thing of the past. No wonder the ongoing campaign to ‘get WikiLeaks’ before it exposes more secrets.»
On peut ajouter à ce texte une autre analyse, sur CounterPunch ce 6 mai 2011, de Conn Hallinan, sur le thème général de «Bin Laden and the Great Game». Le constat spécifique qui nous intéresse est celui d’une convergence d’intérêts, notamment entre certaines forces au Pakistan et aux USA, en faveur d’un arrêt de la guerre en Afghanistan ; selon Hallinan, ben Laden, depuis longtemps (plusieurs années) identifié et “fixé”, sinon “protégé” dans une sorte de résidence surveillée par l’ISI (services secrets pakistanais), dans sa maison de Abbottabad, aurait été la victime de cette tendance vers une négociation avec les talibans. Hallinan estime que l’ISI et l’armée pakistanaise avaient repéré le raid US contre ben Laden, notamment lors de sa réalisation, et ont laissé faire. Dans ce texte, on relève ce passage qui concerne plus précisément la situation bureaucratique washingtonienne.
«…On the U.S. side, the war is going badly, and American military and intelligence agencies are openly warring with one another. In December the U.S. intelligence community released a study indicating that progress was minimal and that the 2009 surge of 30,000 troops had produced only tactical successes: “There remains no clear path toward defeating the insurgency.” The Pentagon counter-attacked in late April with a report that the surge had been “a strategic defeat for the Taliban,” and that the military was making ‘tangible progress in some really key areas.”
»It is not an analysis agreed with by our NATO allies, most of which are desperate to get their troops out of what they view as a deepening quagmire. A recent WikiLeak cable quotes Herman Van Rompuy, president of the European Union, saying “No one believes in Afghanistan anymore. But we will give it 2010 to see results.” He went on to say Europe was only going along “out of deference to the United States.” Translation: NATO support is falling apart.
»Recent shifts by the Administration seem to signal that the White House is backing away from the surge and looking for ways to wind down the war. The shift of Gen. David Petraeus to the CIA removes the major U.S. booster of the current counterinsurgency strategy, and moving Panetta to the Defense Department puts a savvy political infighter with strong Democratic Party credentials into the heart of Pentagon. Democrats are overwhelmingly opposed to the war but could never get a hearing from Secretary of Defense Robert Gates, a Republican.
»The last major civilian supporter of the war is Secretary of State Hillary Clinton, but Gates, her main ally, will soon be gone, as will Admiral Mike Mullen, head of the Joints Chiefs of Staff. The shuffle at the top is hardly a “night of the long knives,” but the White House has essentially eliminated or sidelined those in the administration who pushed for a robust war and long-term occupation.»
Autant il nous semble qu’il faut accueillir avec méfiance les théories sans nombre qui naissent autour de chaque événement impliquant la puissance américaniste en cours d’effondrement, notamment et particulièrement celles qui élaborent sur des projets structurés de manipulation stratégique impliquant nombre d’acteurs extérieurs aux centres de pouvoir américanistes et de maîtrises des circonstances extérieures au Système, – toutes ces théories impliquant l’idée obsessionnelle du renforcement de l’hégémonie extérieure des USA alors que les moyens stratégiques des USA sont en cours d’effondrement, – autant il faut accorder de crédit aux batailles internes de la bureaucratie de sécurité nationale à Washington. Dans ce cas, au contraire du précédent, il est aisé aux forces du Système, par définition, de prendre ou d’assurer le contrôle d’éléments clef de la dynamique bureaucratique. Le Système, lorsqu’il s’agit de situations dynamiques à l’intérieur de lui-même, est bien entendu capable de faire évoluer ces situations parce qu’on se trouve dans un champ d’action par définition contrôlable, et volontairement contrôlable puisque ce champ d’action se définit ontologiquement par une conformité évidente des bureaucraties aux règles d’activité et aux conceptions du Système en général. Cela n’aboutit nullement au renforcement du Système, bien entendu, mais, – cela, au contraire des théories de manipulation vers l’extérieur (renforcement de l’hégémonie extérieure), – à un morcellement accru des pouvoirs, à une diffusion et à une dilution du pouvoir, à une paralysie du pouvoir également dans la mesure où toute décision d’action extérieure du Système est soumise à de plus en plus d’approbations nécessaires, et à de plus en plus d’exigences de satisfaction d’intérêts parcellaires et souvent contradictoires, à l'intérieur même du Système.
C’est le cas ici, dans la problématique envisagée. Il est évident que le rôle proéminent joué par la CIA dans la communication et dans la gestion publique et “publicitaire” de cette affaire de l’élimination de ben Laden, contraste fortement avec la position en retrait, sinon en désarroi, du Pentagone.
(Quant à l’aspect pratique et hiérarchique de l’opération, Hallinan note, sans insister, comme si la chose allait de soi : «The “official” story is that three CIA helicopters —one for backup—took off from Jalalabad, Afghanistan and flew almost 200 miles to Abbottabad, most of it through Pakistani airspace.» Cette affirmation, comme nous l’avons implicitement noté, nous paraît hasardeuse d’un point de vue formel. Les SEAL sont administrativement sous l’autorité du Pentagone, – U.S. Navy, – et les hélicoptères, surtout s’il y avait des Black Hawks modifiés avec la technologie furtive, sont des programmes gérés par le Pentagone puisqu’ils dépendent de la dimension industrielle du complexe militaro-industriel, sur laquelle le Pentagone dispose aujourd’hui d’un très ferme contrôle. Nous ne sommes plus dans les années 1950 où une intervention du pouvoir civil, avec un Foster Dulles tenant le département d’Etat et la diplomatie US et soutenant à fond son frère Allen à la tête de la CIA, et avec le soutien d’Eisenhower notoirement méfiant de la puissance du Pentagone et des manipulations de ses généraux (type-LeMay), pouvait donner à cette même CIA l’autorité et les moyens de contrôler entièrement la conception et la production de programmes de systèmes opérationnels tels que les avions de reconnaissance stratégique, ou “avions-espion”, U-2 et SR-71 BlackBird, développés par la fameuse équipe industrielle dite Skunk Works, de Lockheed, sous la direction de Kelly Johnson. Depuis, le Pentagone, de plus en plus puissant, a repris la main, notamment grâce à la formidable puissance budgétaire de ses Black Programs, – entre $30 et $40 milliards annuels sans aucun contrôle civil, sinon dans une faible mesure trois ou quatre parlementaires des commissions du renseignement qui lui sont totalement acquis, – ces sommes d’argent formant le cœur totalement incontrôlé de toutes les activités militaires de production de matériels et de projets secrets. En un demi-siècle, le Pentagone a presque complètement éliminé la concurrence de la CIA dans ce domaine. Pourtant, par rapport à notre analyse qui nous ramène au présent et à ben Laden, et même si le Pentagone a fourni la gestion et les moyens opérationnels de l’opération, à l’image du contrôle de l’opération (ratée, elle) du même type, d’avril 1980 pour libérer les otages US de Téhéran, il n’en est que plus significatif de la puissance de la position de la CIA dans ce cas, que ce soit effectivement la CIA qui semble en contrôler tous les aspects de direction et d’influence à Washington, jusqu’à effectivement faire prendre à l’observateur extérieur les hélicoptères impliqués pour des “hélicoptères de la CIA”.)
On a vu que les circonstances conjoncturelles se prêtent exceptionnellement à cette inhabituelle répartition des puissances et des influences, puisque la tête du Pentagone (Gates), jusqu’ici elle-même très puissante et très influente, est aujourd’hui reléguée au second rôle par le seul fait de son prochain départ. Nous avons d’autre part cette circonstance également exceptionnelle, peut-être sans précédent, d’un directeur de la CIA qui sera bientôt à la tête du Pentagone, mais sans qu’aucune précision chronologique n’indique à partir de quand – Panetta, qui est donc d’ores et déjà l’homme fort du Pentagone tout en restant jusqu’à nouvel ordre l’homme fort de la CIA. (Panetta quitte la direction de la CIA, mais, au contraire de Gates, pour une position dans l’appareil de la sécurité nationale qui lui donne une énorme influence, dont il peut déjà user pour faire évoluer la CIA à sa guise, en fonction de la politique qu’il veut appliquer.) D’autre part, circonstance également exceptionnelle, le successeur de Panetta est un militaire actuellement en poste sur les théâtres extérieurs, sans peu de moyens ni d’influences dans les luttes bureaucratiques, et qui dépend d’un ministère très puissant mais “sans tête”, ou bien avec une prochaine “nouvelle tête” qui est justement l’homme que Petraeus va remplacer. On aurait voulu mettre en place à un système temporaire de chaises tournantes et plus ou moins musicales avantageant Panetta et, éventuellement, la CIA contre le Pentagone, qu’on n’aurait pas procédé différemment ; et cela, au moment où l’on lance l’opération contre Ben Laden.
On ajoutera la remarque que cette thèse, qui n’est pour l’instant qu’une hypothèse mais aussi l’exposé d’une dynamique bureaucratique en cours, peut très bien se marier, par exemple, avec celle de Paul Craig Roberts, d’un Obama qui voudrait rompre l’engagement en Afghanistan à l’occasion de la liquidation de ben Laden. Dans ce cas, les rotations Gates-Panetta-Petraeus donnent une liberté de manœuvre intéressante au président. Il est de notoriété évidente, sinon publique, que la CIA est moins intéressée à la poursuite dans ses aspects militaires d’engagement massif du conflit en Afghanistan que le Pentagone et, dans ce cas, on retrouve l’idée d’un Panetta agissant dans le sens de renforcer la CIA avant de la quitter, et alors avec l’hypothèse supplémentaire qu’il se préparerait à tenter de faire accepter au Pentagone l’idée d’une réduction de l’engagement en Afghanistan. (Tout cela, avec l’argument renforcé qu’après tout, c’est Obama qui a arrangé les rotations Gates-Panette-Petraeus, au moment où il préparait l’affaire de l’élimination de ben Laden.)
Il nous reste à laisser venir et à voir venir, selon ce que fera Panetta et la ligne que suivra Obama. Si, effectivement, il se confirmait qu’Obama veut tenter quelque chose du côté de l’Afghanistan, c’est-à-dire du côté de l’idée d’un retrait d’Afghanistan, il faut plutôt s’attendre à un désordre multiplié qu’à un arrangement mirifique des affaires du système de l’américanisme dans ce domaine. En effet, au niveau de la base politique, notamment au Congrès, la confusion est très grande, beaucoup plus grande qu’on ne croit, avec les deux partis divisés sur cette affaire, et alors qu’Obama apporterait de l’eau aux moulins des plus extrémistes des républicains, – des “radical hawks” aux isolationnistes anti-interventionnistes comme Ron Paul. On ne parle même pas, tant cela est évident, des pressions et des affrontements au sein du complexe militaro-industriel et vers toutes ses connexions et tous ses réseaux. S’il y a véritablement un tel projet chez Obama-Panetta, c’est, bien plus que le sort de la guerre en Afghanistan, tout le délicat équilibre d’un pouvoir complètement paralysé entre ses diverses tensions exacerbées par le système et la communication qui serait mis en cause. Les grandes machines impuissantes et paralysées n’aiment pas que l’on vienne les déranger dans l’assoupissement général de leur poids de quincaillerie et de leur hubris satisfait qui les entraînent irrésistiblement dans le processus de la Chute.
Mis en ligne le 9 mai 2011 à 05H47